La justice administrative, des origines à aujourd'hui
Initialement conçue, à la suite de la Révolution française, pour éviter l’interférence du juge judiciaire dans l’action de l’État, la justice administrative va peu à peu s’émanciper du pouvoir politique et devenir indépendante. Avec la loi du 24 mai 1872, le Conseil d’État rend des décisions de justice qui s’imposent à l’administration. Retour sur l’histoire de la justice administrative.
La séparation des deux ordres de justice à la Révolution française
Sous l’Ancien Régime, le Roi pouvait évoquer, lors du Conseil du Roi, le jugement des affaires qui concernaient l’État. Dès cette époque, les litiges purement administratifs et ceux opposant des particuliers étaient donc distingués.
Ce n’est toutefois qu’après la Révolution que seront différenciées la justice judiciaire et la justice administrative. À cette époque, les révolutionnaires souhaitaient rompre avec la pratique des Parlements (anciennes cours de justice sous l’Ancien Régime) qui, selon eux, entravaient l’action du pouvoir royal en accordant, notamment, un poids trop important aux intérêts particuliers par rapport à ceux de l’État. Un système est alors construit pour empêcher les juridictions ordinaires d'influer sur la vie politique, administrative et législative.
La loi des 16 et 24 août 1790 interdit aux juges judiciaires, qui sont chargés de régler les conflits entre personnes privées et de sanctionner les infractions pénales, d’intervenir dans les affaires de l’administration. C’est sur le fondement de cette interdiction que sera créé l’ordre administratif, chargé de trancher les litiges opposant les citoyens à l'administration.
« Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». (Article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790).
Ainsi, pendant la Révolution, aucune juridiction ne se voit effectivement confier le pouvoir de juger l’État. Les citoyens en conflit avec l’administration ne peuvent que s’adresser au ministre concerné afin qu’il tranche leur litige. C’est ce qu’on appelle la théorie du « ministre-juge ».
La création des institutions de la justice administrative
En 1799, Napoléon, alors Premier consul, donne naissance au Conseil d’État avec la Constitution de l’An VIII. Deux missions lui sont confiées : la première consiste à rédiger les projets de loi, à les défendre devant le Corps législatif (le Parlement, à l’époque) et à préparer les règlements d’administration publique. La seconde consiste à résoudre les litiges qui s’élèvent en matière administrative, notamment entre les citoyens et l’État. Il faut toutefois souligner qu’il n’est pas encore un véritable juge : après que le ministre a rendu sa décision, il est possible de la contester devant le chef de l’État, qui saisit alors le Conseil d’État. Néanmoins, celui-ci ne fait qu’adopter un projet d’arrêt qui doit être signé par le chef de l’État pour produire ses effets. C’est ce qu’on appelle la « justice retenue » (car retenue dans les mains du chef de l’État). En pratique, le chef de l’État a toujours suivi le projet du Conseil d’État mais il a pu, en de très rares occasions, retarder sa signature.
Par ailleurs, la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800), l’une des grandes lois du Consulat, professionnalise l’administration révolutionnaire. Elle prévoit la création de nouvelles divisions territoriales que sont le département, le district (aujourd’hui arrondissement), le canton, et la municipalité (aujourd’hui commune), mais aussi celle du conseil général de département, du préfet et des conseils de préfecture. Ces derniers sont chargés de régler certains contentieux administratifs locaux, comme les litiges concernant les impôts, les biens nationaux, les marchés publics ou encore les travaux publics.
La IIIe République et la naissance d'un juge administratif souverain
Après l’avoir été temporairement sous la IIe République, le Conseil d’État devient un juge souverain et pleinement indépendant avec la loi du 24 mai 1872.
Grâce à cette loi, il devient une véritable juridiction qui rend des décisions de justice « au nom du peuple français ». Si le chef de l’État tranchait auparavant les conflits avec l’administration sur la base de projets de décision préparés par le Conseil d’État, c’est désormais ce dernier qui décide lui-même souverainement, sans intervention du pouvoir exécutif. C’est le passage de la « justice retenue », dans les mains du chef de l’État, à la « justice déléguée », dans les mains d’un juge spécialisé et indépendant.
Il restait toutefois nécessaire, dans de nombreux cas, de commencer par s’adresser au ministre afin de contester une décision ou une action de l’administration, selon la théorie dite du « ministre-juge ». Mais à partir de 1889 (décision Cadot, Conseil d’État), le Conseil d’État estime qu’il peut être saisi directement.
Dans le même temps, le règlement des conflits de compétences entre la justice administrative et la justice judiciaire est retiré au Conseil d’État pour être confié, comme sous la Seconde République, au Tribunal des conflits. Ce dernier rendra, à près de cinquante ans d’écart, deux décisions qui vont dessiner les contours du droit administratif :
Le 8 février 1873, la justice administrative se voit reconnaître, compte tenu de ses spécificités, le pouvoir de condamner l’État pour les dommages qu’un service public cause à un citoyen (arrêt Blanco, Tribunal des Conflits). Le Tribunal des conflits affirme également que, compte tenu de son rôle au service de l’intérêt général et des missions de service public qu’il exerce, l’État ne doit pas être traité comme une simple personne privée. Cet arrêt signe la naissance du droit administratif moderne, marqué par deux caractéristiques :
→ Un droit dérogatoire au droit commun, c’est-à-dire distinct du droit privé qui régit, via le code civil, les relations entre particuliers ;
→ La responsabilité du juge administratif, notamment dans les cas où la loi est silencieuse. Le droit administratif va être progressivement bâti par la jurisprudence, c’est-à-dire par la manière dont le Conseil d’État répondra, au gré de ses décisions, aux questions de droit soulevées par les affaires contentieuses. Décisions qui, petit à petit, préciseront les limites des pouvoirs de l’administration et les régimes juridiques, par exemple, de la responsabilité de l’État, de la police administrative ou des travaux publics.
En 1921, le Tribunal des conflits nuance la décision « Blanco », en indiquant qu’un service public fonctionnant dans les mêmes conditions qu’une entreprise privée (service public industriel et commercial) relève du droit privé et de la compétence du juge judiciaire (Société commerciale de l’Ouest africain du 22 janvier 1921). En effet, un tel service public ne requiert ni l’intervention d’un juge spécialisé, ni l’application d’un droit particulier.
Le rôle du juge administratif se trouve ainsi précisé.
L'agrandissement de l'ordre administratif
En 1926, les conseils de préfecture interdépartementaux, ancêtres des tribunaux administratifs, s’émancipent des préfets et acquièrent leur indépendance : ils sont désormais composés de juges indépendants et leur président est nommé par décret (réforme du 6 septembre 1926).
Toutefois, en Alsace et en Lorraine, un premier tribunal administratif est créé dès le 26 novembre 1919. En effet, cette région avait quitté le territoire français entre 1871 et 1919, et son organisation doit être revue à la suite de son rattachement à la France. Ce nouveau tribunal reprend les compétences des conseils de préfecture et de ses prédécesseurs allemands, à savoir des conseils de district et un conseil impérial.
27 ans plus tard, le 30 septembre 1953 signe la naissance du juge administratif de droit commun. Les tribunaux administratifs remplacent les conseils de préfecture et reçoivent une compétence très élargie : ils deviennent les juges de droit commun que les citoyens saisissent en première instance pour les contentieux administratifs (décret du 30 septembre 1953). Les tribunaux administratifs sont aujourd'hui au nombre de 42. Le Conseil d’État, quant à lui, devient juge d’appel mais conserve une compétence de premier et de dernier ressort sur les affaires les plus importantes.
La loi du 31 décembre 1987 complète l’organisation de la justice administrative en instaurant les cours administratives d’appel, compétentes pour juger en appel la quasi-totalité des jugements des tribunaux administratifs, auparavant renvoyés au Conseil d’État. Ce dernier devient le juge de cassation des décisions rendues par ces nouvelles cours.
La consécration constitutionnelle de l'ordre administratif
Par deux décisions, le Conseil constitutionnel va consacrer l’indépendance et la compétence de la justice administrative :
En 1980, le Conseil constitutionnel précise que l’indépendance de la justice administrative, inscrite dans la loi du 24 mai 1872, revêt une valeur constitutionnelle (décision du 22 juillet 1980). Cela signifie concrètement que ni le législateur, ni a fortiori l’exécutif ne peuvent s’immiscer dans l’activité juridictionnelle de la justice administrative.
Dans sa décision du 23 janvier 1987 (Conseil de la concurrence), le Conseil constitutionnel précise que le dualisme juridictionnel (c’est-à-dire l’existence, en France, d’une justice administrative séparée de la justice judiciaire) est un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFRLR) et donc qu’il est protégé au niveau constitutionnel.
En 2008, la révision constitutionnelle place le Conseil d’État et la Cour de cassation au même niveau pour statuer sur les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) soulevées au sein de leur ordre de justice et pour les transmettre au Conseil constitutionnel (article 61-1). L’article 65 introduit, lui, la notion d’ordre administratif dans la Constitution.
Enfin, un an plus tard, le Conseil constitutionnel qualifie la Cour de Cassation et le Conseil d’État de « juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnus par la Constitution » (décision du 3 décembre 2009).
Un renforcement perpétuel de l'efficacité et de l'accessibilité du juge administratif
Depuis la loi du 8 février 1995, le juge administratif peut adresser des injonctions à l’administration : il ne se limite plus seulement à annuler les mesures non conformes au droit. Lorsqu'une décision du juge administratif implique que l’administration agisse dans un sens donné, le juge peut désormais lui ordonner de prendre les mesures nécessaires. Et si ces mesures ne sont pas exécutées par l’administration, un citoyen peut revenir devant le juge pour lui demander de contraindre l’administration en prononçant des astreintes.
Plus tard, grâce à la loi du 30 juin 2000, le citoyen peut saisir le juge administratif via des procédures d’urgence, « les référés ». En cas d’urgence, le juge peut désormais suspendre en quelques jours, voire en quelques heures, une décision de l’administration. Car il y a des situations qui ne peuvent attendre : ainsi lorsque l’administration porte gravement atteinte à des libertés fondamentales ou lorsqu’elle prend une décision illégale qui porte immédiatement préjudice à un citoyen.
Cette loi fait de lui un juge de l’urgence et de la proximité, capable de prendre les décisions les plus efficaces et les plus concrètes possibles dans des délais extrêmement brefs… Des procédures qui se sont révélées particulièrement utiles pendant les derniers états d’urgence, antiterroriste et sanitaire.
Enfin, pour garantir un accès toujours plus facile et effectif au juge, les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et le Conseil d’État peuvent être saisis par internet sur le site Télérecours citoyens, depuis fin 2018. 7 jours sur 7, 24h sur 24, les citoyens peuvent en quelques clics déposer et suivre leur recours auprès de la justice administrative.